CHAPITRE VIII

 

 

Le bourreau sortait rarement du réduit qu’il occupait, dans un angle de la cour intérieure du château. Lorsqu’il le faisait, ceux qui l’apercevaient savaient qu’un paysan traître à son roi allait être torturé pour qu’il avoue ses crimes. Ils savaient également qu’une exécution en place publique était pour bientôt  – avec toutes les réjouissances que cela comportait.

Le bourreau était en permanence vêtu de son uniforme, un simple pantalon de toile blanche, rentré dans de fortes bottes de cuir, et une cagoule noire masquant ses traits. Nul ne pouvait se vanter d’avoir vu son visage ou de connaître son nom. Rares étaient ceux qui lui adressaient la parole mais ses supérieurs eux-mêmes, lorsqu’ils lui donnaient un ordre, l’appelaient simplement « bourreau ». Il n’avait ni femmes, ni enfants, pourtant sa charge était supposée héréditaire. Mais autant qu’il fût possible d’en juger avec sa cagoule, il était encore jeune ; son torse et ses bras puissants ne montraient pas le moindre signe d’empâtement ou de faiblesse. Quand il tranchait une tête, il ne frappait qu’une fois. Mais les exécutions capitales étaient rarement aussi miséricordieuses, les quelques jours de torture obligatoires étant en général suivis par le supplice de la roue.

Cette nuit-là, le bourreau sortit de son réduit plusieurs heures après le coucher du soleil. A sa ceinture était passée une longue dague, sans fourreau, qui constituait sa seule arme. Il marqua un léger temps d’arrêt pour vérifier que personne ne l’observait puis, rasant les murs, se glissa jusqu’au château. Cette fois il était hors de question qu’il paradât au grand jour : la mission qui lui avait été confiée n’avait rien d’officiel. Pour lui, cela ne faisait pas une bien grosse différence. Son métier était de tuer. Automate, mécanique stupide, il accomplissait sa tâche sans poser de questions  – fût-ce à lui-même. Il suffisait de lui donner le nom de sa victime et la manière dont il convenait de l’occire. Motivations, conséquences ou scrupules n’étaient que perte de temps.

Le bourreau traversa en silence le long hall d’entrée et parvint jusqu’à l’escalier menant à l’étage, qu’il gravit, prenant soin d’éviter les marches qu’il savait bruyantes. Malgré sa corpulence, il était d’une légèreté exceptionnelle, passait devant les portes closes des chambres sans faire plus de bruit qu’un insecte. Enfin il parvint à sa destination : une porte ouvragée, parée de gravures à l’or fin.

La serrure ne résista guère à ses mains expertes et céda, ne laissant échapper qu’un faible claquement. Pourtant la porte ne s’ouvrit pas : un verrou avait été poussé de l’intérieur.

Le bourreau jura à voix basse. S’il frappait, on viendrait certes lui ouvrir mais sous quel prétexte le laisserait-on entrer ? Et s’il y avait lutte, il risquerait fort de réveiller les occupants des chambres voisines, ce qui serait sans doute encore plus grave que le non-accomplissement de sa mission.

Il se préparait à renoncer, pour aller faire son rapport au conseiller Hormund, lorsque son instinct l’avertit qu’il n’était plus seul dans le couloir. Il se retourna vivement, cherchant une explication convaincante à sa présence en ces lieux, à une telle heure, et découvrit la fine silhouette de la baronne Auriana, vêtue d’un déshabillé qu’elle avait de toute évidence enfilé très vite, par-dessus une chemise de nuit vaporeuse.

— Bonsoir, murmura-t-elle en souriant. Vous cherchiez à voir mon mari ?

Le bourreau songea à nier puis, s’apercevant qu’Auriana ne semblait nullement surprise de le voir, décida de lui faire confiance. S’il se trompait, il en serait quitte pour une double exécution.

— Oui, dit-il. Mais le verrou est mis.

— Je vais vous faire ouvrir, fit Auriana, en s’avançant vers la porte.

Le bourreau fut un instant pris par le doute. Cette femme se rendait-elle vraiment compte de la raison pour laquelle il voulait « voir » Farnn ? Il arrêta son geste alors qu’elle allait frapper. Ses doigts massifs s’imprimèrent fortement dans la chair de la baronne. Celle-ci réprima une grimace de douleur puis leva les yeux vers lui, cherchant un regard humain au-delà de la cagoule.

— Laissez-moi dix secondes, souffla-t-elle. Puis entrez. Il vous tournera le dos...

D’une main décidée, elle écarta celle qui l’emprisonnait et frappa légèrement à la porte. Il y eut un instant de silence puis l’écho d’une voix ensommeillée.

— Qui est là ?

— C’est moi, dit Auriana. Il faut absolument que je vous parle !

— A cette heure ? s’étonna la voix de Farnn. Est-ce donc si important ?

— Il s’agit de notre fils ! Je vous en prie : ouvrez !

La baronne avait touché la corde sensible : il n’y eut plus de questions mais un bruit de draps rejetés, des pas précipités et, enfin, la porte s’ouvrit. Instinctivement, le bourreau se plaqua contre le mur, tandis qu’Auriana se glissait dans la chambre. Elle ne l’avait pas trompé : le verrou ne fut pas repoussé. La voie était libre.

Il attendit les quelques secondes qu’avait exigées la baronne avant de passer à son tour la porte. La pièce n’était illuminée que par quelques bougies, brûlant sur un chandelier d’argent. Leur lumière bleue-verte créait des reflets mouvants sur la chemise de toile grossière du baron Farnn. Auriana avait enlacé son mari et, comme elle l’avait dit, s’était arrangée pour qu’il tournât le dos au bourreau.

— Que vous arrive-t-il, ma mie ? demanda Farnn. Il y a longtemps que je ne vous ai connue aussi affectueuse...

— C’est un cadeau d’adieu, répondit-elle, comme la dague effilée s’enfonçait entre les épaules de l’homme qu’elle embrassait.

Le bourreau ne faisait pas d’erreur. Farnn s’écroula sans un cri aux pieds d’Auriana, la trop brève douleur qu’il avait ressentie n’étant pas parvenue à lui ôter son dernier sourire.

— Mon mari ? Mort ? fit la baronne, comme si elle découvrait la scène. Dieux ! Comme cet accident me navre ! Il était si bon avec moi...

Elle désigna la dague sanglante que le bourreau tenait encore en main.

— Rangez donc cet objet, monsieur ! reprit-elle. Et courez prévenir le roi du malheur qui me frappe. Peut-être vaudrait-il également mieux avertir le médecin de la cour... Cela suffira pour cette nuit : il est inutile de troubler le sommeil de tous ces braves gens !

Le bourreau s’inclina très bas devant Auriana.

— J’exécuterai les ordres de madame la Baronne ! dit-il, servile.

Remettant sa dague à sa ceinture, il sortit de la chambre et se rendit immédiatement chez Hormund.

Restée seule, Auriana installa le cadavre de Farnn sur son lit et joignit ses mains comme pour une prière.

— Tu devrais être heureux, dit-elle au mort, d’un ton léger. Ta femme va bientôt être reine...

 

La mort de Farnn fut annoncée officiellement le lendemain matin. Le diagnostic que donna maître Aquarius devant toute la cour assemblée fit verser des larmes à ceux qui n’avaient jamais bien connu le défunt et découvraient soudain une grandeur d’âme étonnante chez celui qu’ils considéraient jusqu’alors comme un simple ivrogne ou un chevalier vieilli, un peu ridicule. Les autres, ceux qui l’aimaient, n’avaient nul besoin de cela pour pleurer.

Ainsi donc, mordu par un serpent venimeux, Farnn s’était retiré dans sa chambre sans souffler mot de son mal. Sans doute avait-il agi ainsi, mû par le sens de l’honneur qu’on lui connaissait bien, par souci de ne pas infliger à quiconque le pitoyable spectacle de son agonie. Chacun put d’ailleurs constater en venant s’incliner devant le cadavre, recouvert d’un drap ne montrant que la tête, pour lui rendre un dernier hommage, que ses traits reflétaient une grande sérénité, comme si les Dieux lui avaient accordé une mort paisible en échange de sa droiture.

Auriana versa sans doute plus de larmes que toutes les autres personnes réunies. Elle avait appris depuis beau temps l’art de les faire surgir à volonté et ne s’en priva pas. Vêtue d’une robe noire qu’on ne lui avait encore jamais vue, si bien qu’on eût pu la croire faite spécialement pour cette occasion, elle était peut-être encore plus belle dans sa douleur  – même simulée  – que dans la joie. Le conseiller Hormund fut le seul à remarquer que ses lèvres crispées réussissaient mal à cacher son sourire.

Après la cérémonie en hommage au disparu qui prit place dans la petite chapelle du château, le corps fut cloué dans un cercueil puis poussé au fond d’un chariot. Farnn avait souhaité être enterré sur ses terres. On ne discutait pas la dernière volonté d’un baron.

— Je voudrais t’accompagner, dit Auriana à Jorlond, au moment du départ. Mais j’ai tant de travail ici, à la cour. Rends hommage à ton père et souviens-toi toujours qu’il était le plus valeureux des hommes !

— Je m’en souviendrai, mère ; répondit le jeune baron.

— Tu peux rester là-bas quelque temps, si tu veux, murmura-t-elle encore tandis qu’il l’embrassait. Je sais que tu n’aimes guère la vie de cour.

— Mais vous, mère, vous ne serez pas trop seule ?

— Ne t’inquiète pas, assura Auriana. Dans une pareille épreuve, nos amis ne me laisseront pas. Va, maintenant, et que les Dieux soient avec toi !

Le cœur douloureux, Jorlond prit la tête de l’équipage mortuaire et, souriant une dernière fois à sa mère, se mit en route pour un endroit où il ne gênerait en rien les projets de celle qui croyait déjà être reine.

 

Pendant trois jours, Turgoth n’osa pas rendre visite à Auriana, ni la faire appeler. Il n’avait certes pas peur de la choquer, sachant fort bien quelle part elle avait prise à l’assassinat de Farnn, mais s’inquiétait des réactions de la cour. Si la baronne semblait n’avoir rien de plus pressé que folâtrer dans les appartements royaux, certains esprits inquisiteurs pourraient bien s’étonner de la coïncidence. Il rongea donc son frein en silence, passant les heures claires à faire les cent pas dans la salle du trône et se retournant en vain pour trouver le sommeil dans un lit dévasté, dès que venait la nuit. Ne dormant plus, ne mangeant plus, il arborait un visage creusé, cerné, au point que Ghénarys lui demanda s’il n’était pas malade. Le vieux chevalier ne soupçonnait pas un instant quelle intrigue avait abouti à la mort de Farnn. Il avait accepté la version officielle sans poser de questions. Ce n’était pas son rôle.

De son côté, Auriana n’était pas anxieuse. Son deuil lui donnait l’occasion de porter en permanence le noir qui la mettait si bien en valeur, en attendant la pourpre. Désormais, elle n’en était plus à quelques jours près et laissait les choses suivre leur cours naturel. Plus Turgoth retarderait l’explosion de son désir, plus il serait facile à manipuler. La seule véritable préoccupation de la baronne était en fait de se composer une mine éplorée, chaque fois qu’elle recevait la visite d’une bonne âme porteuse de condoléances ou de réconfort.

Enfin le roi n’y tint plus. Faisant réaliser par Hormund une invitation en bonne et due forme, il fit mander Auriana et, fort du principe que les choses les plus visibles sont celles qui passent inaperçues, lui fournit même une escorte pour aller de ses appartements à la salle du trône.

Elle se présenta devant lui les yeux baissés, le visage recouvert d’un voile noir, parfaite expression de la dignité dans le malheur. Turgoth congédia l’escorte d’un geste et se retrouva seul avec la baronne.

— Eh bien, Auriana ? demanda-t-il. Reprendrons-nous cette discussion que nous eûmes lors du dernier bal ?

— Je suis aux ordres du roi... répondit-elle simplement.

Il s’approcha d’elle et releva son voile, comprenant aussitôt la raison d’être de celui-ci. Le maquillage d’Auriana n’était pas celui d’une veuve éplorée. Presque timidement, il lui caressa la joue, charmé de constater qu’elle ne faisait rien pour se dérober.

— Je peux faire atteler un équipage, dit-il. Dès ce soir, si vous le désirez, nous serons au sein de la contrée de l’amour.

— Sire ! se récria-t-elle, faussement choquée. Je ne puis penser à une telle chose, si tôt après le drame qui me frappe.

— Allons, baronne ! Cessez de jouer ! Vous et moi savons bien que votre chagrin, pour démonstratif qu’il soit, n’en est pas moins imaginaire.

Lui prenant délicatement le menton, il se pencha pour l’embrasser mais elle tourna la tête.

— Et quand cela serait, Sire ! reprit-elle. Je n’en suis pas moins une femme honnête. Le roi lui-même, s’il n’est pas mon mari, ne saurait être mon amant.

Turgoth sentit le sang lui monter au visage. Cette comédie de badinage qu’elle lui imposait le rendait fou. Il la saisit aux épaules, déchirant sans s’en apercevoir le fin tissu de la robe.

— Mais je te veux, Auriana ! cria-t-il, se moquant bien à cet instant de savoir qui pourrait l’entendre. Je veux que tu sois à moi, tout entière, corps et âme !

Elle se contenta de sourire, ne répondit pas. Pendant quelques secondes, il affronta son regard tranquille, presque candide puis, poussant un soupir de découragement, relâcha sa pression.

— Très bien, baronne, capitula-t-il, abandonnant son involontaire tutoiement. Voici ce que je vous propose : acceptez l’hommage que je vous offre. Ensuite, lorsque votre deuil sera achevé, je vous prendrai pour femme et ferai de votre fils, Jorlond, l’héritier du trône. Je ne puis faire plus...

Auriana rajusta calmement sa robe. Bien qu’elle n’en laissât rien paraître, son cœur battait à tout rompre : il lui restait un pas à franchir, un seul. Le plus important.

— Je suis très honorée, Sire, dit-elle. Mais je ne puis accepter. Imaginez qu’avant la fin de mon deuil vous changiez d’avis, que subitement vous vous désintéressiez de moi, ou que la politique vous force à choisir une autre épouse. Pouvez-vous concevoir ce que sera alors ma vie, la vie d’une femme rongée par le remords d’avoir appartenu illégitimement à un homme qui ne sera jamais son mari ? La mort deviendrait mon seul refuge...

— N’avez-vous pas confiance en la parole du roi, baronne ?

— Naturellement, Sire, fit-elle, ingénue. Mais vous connaissez cette expression des gens du peuple : les paroles... s’envolent...

Turgoth resta un instant immobile, fixant sur elle deux yeux brûlants. Elle se demandait s’il n’allait pas l’étrangler lorsqu’il alla d’un pas décidé ouvrir la porte de la salle du trône.

— Un parchemin, de l’encre et une plume ! cria-t-il. Vite !

Puis il revint vers Auriana et la prit dans ses bras, d’autorité.

— M’accorderez-vous un baiser, maintenant, baronne ? haleta-t-il.

— Un seul, dit-elle. Mais...

Elle ne put finir sa phrase. Il l’embrassa sauvagement, mordant jusqu’au sang ses lèvres peintes.

 

« Moi, Turgoth III, souverain de Fuinör, déclare par la présente,

« Avoir fait exécuter le baron Farnn, sans autre motif que de lui prendre sa femme, la baronne Auriana, et avoir promis à celle-ci de la prendre pour épouse dès la fin de son deuil, pour qu’elle daigne m’accompagner dans la contrée de l’amour.

« Que la malédiction des Dieux et des hommes s’abatte sur moi si je ne suis pas fidèle à cet engagement !

« Fait en mon château de la contrée du miroir, le soixante-huitième jour de la saison des fruits, dans la décennie du soleil indigo. »

 

TURGOTH III

 

Dès qu’elle fut en possession du parchemin, Auriana courut l’enfermer dans un de ses coffres, celui qu’elle avait fait équiper par le plus grand serrurier du royaume d’un système de sécurité. Contre une quantité fabuleuse d’or et de joyaux, le digne homme avait accepté de munir la serrure d’une aiguille empoisonnée qui s’enfoncerait dans la chair de toute personne tentant d’ouvrir le coffre sans sa clef. Cette clef, Auriana fit désormais vœu de toujours la porter autour du cou.

Le soir même, comme l’avait dit le roi, un équipage partit pour la contrée de l’amour. Les gardes en assurant l’escorte avaient été choisis personnellement par Hormund. Aucun ne savait écrire. Tous avaient eu la langue tranchée dès leur naissance. Ces hommes pouvaient tout voir, tout entendre...

Les fenêtres de la voiture où se trouvaient Auriana et Turgoth possédaient des rideaux, fins mais opaques. Une fois tirés, ils masquèrent les futurs amants aux regards indiscrets, les laissant tous deux au sein d’une semi-obscurité.

Le souverain croyait sentir son cœur cesser de battre à chaque seconde. Auriana était face à lui, soumise enfin, telle qu’il l’avait rêvée, mais il allait encore lui falloir patienter plusieurs heures avant de seulement pouvoir la toucher : la loi stipulait qu’hormis de simples baisers, aucun acte amoureux ne pouvait être accompli dans la contrée du miroir.

Si Turgoth s’en désolait, la baronne en était ravie : elle n’était guère pressée de simuler l’amour entre les bras de ce vieillard pour qui elle n’éprouvait que mépris, et se morigénait de n’avoir pas mené plus tôt son combat pour le trône. Mais les dés étaient jetés...

Les frontières de la contrée de l’amour, comme dans les six autres contrées entourant celle du miroir, étaient constituées par une chaîne de collines de faible altitude. Au-delà de ces limites, on s’accordait à reconnaître que se trouvait le paradis. En cet endroit, tout était permis ; chacun pouvait y rechercher le plaisir à la manière qui l’agréait, à la condition que tout acte fût librement consenti. Il existait une seule exception à cette règle : un endroit bien particulier où ne venaient que nobles et chevaliers ayant jeté les yeux sur une femme de la plèbe. Là, celle-ci subissait tous les traitements que sa beauté avait eu l’insolence de susciter. Bien souvent, elle ne retournait jamais vers sa famille ; son corps épuisé, brisé, lacéré parfois, finissait sans sépulture au fond d’une fosse où elle allait rejoindre ses sœurs, victimes comme elle de l’hommage des puissants.

Mais la plus grande partie de la contrée était réservée aux jeux ne réunissant que des personnes de bonne condition. On pouvait y venir en couple, ou bien seul  – comptant sur le hasard pour former une union imprévue. Pourtant, si d’aventure on y rencontrait une connaissance, quels que fussent les liens pouvant se créer dans l’instant, il était d’usage de n’y point faire allusion, de retour dans la contrée du miroir. Et si les beaux jouvenceaux, les gentes damoiselles venaient ici livrer leurs premières joutes, on ne leur en épargnait pas moins à la cour le récit d’exploits pouvant choquer des oreilles, dont nul n’eût jamais osé mettre en doute la chasteté.

Le roi, lui, s’il choisissait parfois de partager les plaisirs de ses féaux, pouvait également se retirer en un lieu que nul autre, qu’il n’ait choisi, n’avait le droit de fouler. C’était là que se rendait l’équipage nocturne emmenant Auriana et Turgoth. Car, malgré l’interdiction tacite, il se fût sans nul doute trouvé quelque impudent pour colporter la conduite d’une femme dont le corps de l’époux était encore chaud, au fond de son tombeau.

La voiture s’arrêta enfin et deux gardes vinrent en ouvrir les portes, aidèrent le roi et la baronne à mettre pied à terre. Ils se trouvaient près d’une vaste construction de bois, un palais de l’amour où Turgoth n’était pas venu depuis plus de vingt ans. Tout autour, l’obscurité laissait deviner une végétation abondante, arbres séculaires et massifs de fleurs innombrables.

— Vous verrez, dit Turgoth. Lorsque le soleil brille, le spectacle que l’on trouve ici est le plus merveilleux qui soit.

— Vraiment, Sire ? minauda Auriana. Mais resterons-nous ici jusqu’au lever du soleil ?

— Nous resterons ici aussi longtemps que vous le désirerez, baronne...

— Mais les affaires du royaume ? La cour ?

— Rien ne saurait être aussi important que de vous aimer !

Il tenta de l’enlacer mais elle se dégagea souplement et courut dans la maison, riant comme une jouvencelle. Turgoth rit à son tour et la suivit. Il sentait remonter en lui toute l’ardeur de sa jeunesse.

A l’intérieur, les gardes avaient allumé un feu dans la cheminée avant de se retirer. Les flammes illuminaient une gigantesque pièce dont les murs étaient faits de rondins entiers, soutenant les larges poutres de la charpente. Au fond, un lit assez bas, recouvert de fourrures, semblait n’avoir attendu que cet instant pendant l’éternité, insensible aux attaques du temps.

Devant lui se tenait Auriana, debout, immobile, les bras le long du corps. Elle ne souriait plus. Peut-être même tremblait-elle un peu.

Turgoth la contempla un instant en silence puis courut jusqu’à elle. Il lui arracha sa robe de deuil plus qu’il ne l’enleva et la renversa en arrière.

Durant la nuit, Auriana dut faire appel à tous ses talents de comédienne pour répondre aux ardeurs du roi sans hurler de dégoût.